Le pis-aller, c’est qu’où il n’y a qu’une grande société, il y en aurait cinquante petites, plus de bonheur et un crime de moins.
L’AUMONIER. Je crois cependant que, même ici, un fils couche rarement avec sa mère.
OROU. A moins qu’il n’ait beaucoup de respect pour elle, et une tendresse qui lui fasse oublier la disparité d’âge, et préférer une femme de quarante ans à une fille de dix-neuf.
L’AUMONIER. Et le commerce des pères avec leurs filles ?
OROU. Guère plus fréquent, à moins que la fille ne soit laide et peu recherchée. Si son père l’aime, il s’occupe à lui préparer sa dot en enfants.
L’AUMONIER. Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature a disgraciées ne doit pas être heureux dans Tahiti.
OROU. Cela me prouve que tu n’as pas une haute opinion de la générosité de nos jeunes gens.
L’AUMONIER. Pour les unions des frères et des sœurs, je ne doute pas qu’elles ne soient très communes.
OROU. Et très approuvées.
L’AUMONIER. A t’entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et de maux dans nos contrées, serait ici tout à fait innocente.
OROU. Etranger ! tu manques de jugement et de mémoire : de jugement, car, partout où il y a défense, il faut qu’on soit tenté de faire la chose défendue et qu’on la fasse : de mémoire, puisque tu ne te souviens plus de ce que je t’ai dit. Nous avons de vieilles dissolues, qui sortent la nuit sans leur voile noir, et reçoivent des hommes, lorsqu’il ne peut rien résulter de leur approche ; si elles sont reconnues ou surprises, l’exil au nord de l’île, ou l’esclavage, est leur châtiment ; des filles précoces, qui relèvent leur voile blanc à l’insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu fermé dans la cabane ; des jeunes hommes, qui déposent leur chaîne avant le temps prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons leurs parents ; des femmes à qui le temps de la grossesse paraît long ; des femmes et des filles peu scrupuleuses à garder leur voile gris ; mais dans le fait, nous n’attachons pas une grande importance à toutes ces fautes ; et tu ne saurais croire combien l’idée de richesse particulière ou publique, unie dans nos têtes à l’idée de population, épure nos mœurs sur ce point.
L’AUMONIER. La passion de deux hommes pour une même femme, ou le goût de deux femmes ou de deux filles pour un même homme, n’occasionnent-ils point de désordres ?
OROU. Je n’en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou celui de l’homme finit tout. La violence d’un homme serait une faute grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inouï qu’une fille ou qu’une femme se soit plainte. La seule chose que j’aie remarquée, c’est que nos femmes ont moins de pitié des hommes laids, que nos jeunes gens des femmes disgraciées ; et nous n’en sommes pas fâchés.
L’AUMONIER. Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce que je vois ; mais la tendresse maritale, l’amour paternel, ces deux sentiments si puissants et si doux, s’ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être assez faibles.
OROU. Nous y avons suppléé par un autre, qui est tout autrement général, énergique et durable, l’intérêt. Mets la main sur la conscience ; laisse là cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse sur les lèvres de tes camarades, et qui ne réside pas au fond de leur cœur. Dis-moi si, dans quelque contrée que ce soit, il y a un père qui, sans la honte qui le retient, n’aimât mieux perdre son enfant, un mari qui n’aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune et l’aisance de toute sa vie. Sois sûr que partout où l’homme sera attaché à la conservation de son semblable comme à son lit, à sa santé, à son repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout ce qu’il est possible de faire. C’est ici que les pleurs trempent la couche d’un enfant qui souffre ; c’est ici que les mères sont soignées dans la maladie ; c’est ici qu’on prise une femme féconde, une fille nubile, un garçon adolescent ; c’est ici qu’on s’occupe de leur institution, parce que leur conservation est toujours un accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune.
L’AUMONIER. Je crains bien que ce sauvage n’ait raison. Le paysan misérable de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son cheval, laisse périr son enfant sans secours, et appelle le médecin pour son bœuf.